Mercredi des Cendres
14 février 2024, Eglise Saint Jean-Baptiste, Vif
Ingrédients pour un bon Carême
Voici donc que le Sermon de Jésus en arrive aux trois piliers qui structurent la piété juive et que Jésus prend ici au sérieux : l’aumône (versets 1-4), la prière (versets 5-6) et le jeûne (versets 16-18). A nouveau en forme d’antithèses, ces trois monitions remontent aux traditions conservées par la communauté de Matthieu, lequel s’est contenté d’adjoindre au motif de la prière le texte du « Notre Père », qui ne fait pas partie de l’évangile de ce jour, assorti d’un commentaire (verset 7-15).
L’évangéliste est également responsable du verset 1 qui donne le ton à l’ensemble et commence littéralement ainsi : « Gardez-vous de pratiquer votre justice à la face des hommes pour être regardés par eux. » Ce qu’il convient de faire pour « coller » à la volonté de Dieu, la « justice » concrétisée dans les actes de piété, est à nouveau en jeu du point de vue de l’intention profonde. La question fondamentale est celle-ci : qui veut-on prendre à témoin de sa qualité de juste ? Les hommes ? Dans ce cas, que l’on se contente de l’appréciation des hommes ! Mais c’est dévoyer la « justice » qui, au jugement final, se révélera comme une affaire entre soi et Dieu. Le mot « récompense » qui reviendra dans les versets suivants correspond en grec au juste salaire de ce pour quoi on a investi et travaillé.
Déjà appelée « (acte de) justice » chez les Sages (cf. Siracide III, 30), l’aumône (versets 2-4) est une institution juive importante. Elle tient la place des services d’assistance de nos sociétés modernes et traduit la fraternité exigée par l’Alliance : secourir le pauvre efface les péchés (Tobie XII, 9) et vaut un sacrifice (Siracide XXXV, 4) ; se fermer aux nécessiteux, c’est risquer de voir sa prière inexaucée (Siracide IV, 6 ; VII, 10). Jésus ne renie nullement cette spiritualité mais il en dénonce la pratique ostentatoire. Celui qui « se donne en représentation » - c’est la traduction correcte pour le mot « hypocrite » - devra se contenter de félicitations humaines. « Faire sonner de la trompette » ou de la trompe liturgique juive, se comprend au sens figuré, à moins qu’ait existé l’usage de sonner de cet instrument dans la synagogue pour signaler en exemple l’offrande importante de quelque assistant.
Quant au mot « hypocrite », il n’apparaît qu’une fois chez Marc, 3 fois chez Luc, nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, mais 14 fois chez Matthieu, comme une de ses apostrophes favorites à l’égard des scribes et des pharisiens.
Au sens moderne, l’attitude de l’hypocrite « consiste à cacher ses sentiments et à montrer des qualités qu’il n’a pas » (Petit Larousse). Matthieu n’est qu’indirectement responsable du glissement intérieur du mot vers cette acception éthique. Pour lui, le terme garde encore son sens grec concret : hypocrite signifie acteur, donc celui qui joue un rôle pour des spectateurs, « pour la galerie », sans oublier que, dans le théâtre antique, les acteurs portaient un masque. Au sens ancien, le terme « hypocrite » n’a pas de connotation péjorative (tromper le spectateur), à moins que le contexte ne le précise.
Les emplois du mot par Matthieu imposent deux remarques. Fondamentalement, le cercle pharisien et les scribes entendent donner l’exemple d’une parfaite fidélité à la Loi pour un petit peuple souvent désorienté. Matthieu juge cette attitude comme destinée en fait à la galerie et, par là, il sème le doute sur les dispositions intérieures de ceux qui se posent en modèle. Mais la tradition pharisienne réprouve elle-même la piété ostentatoire.
Il n’est donc pas de bonne guerre de prendre pour argent comptant le portrait des pharisiens qui se dessine sous la plume de l’évangéliste. Si, comme souvent, la polémique force ici la note, c’est que Matthieu voudrait éviter aux chrétiens de tomber dans ce défaut, et c’est eux qu’il vise au premier chef à travers ce portrait outrancier.
Le vrai disciple, lui, se signalera par sa discrétion, non par calcul, mais dans un abandon filial à Celui qui est le seul à pouvoir apprécier la valeur du geste posé. Le refrain « ton Père qui voit dans le secret » (versets 4, 6 et 18) souligne cette relation intime et exclusive. « Ta main gauche », symbole du témoin le plus proche, ignorera l’acte accompli ; en d’autres termes, tu perdras jusqu’au souvenir qui comptabiliserait ta bonté. Un rabbin dira de même : « Qui fait l’aumône en secret est plus grand que notre maître Moïse. »
L’enseignement sur la prière couvre les versets 5 à 15. Ce petit ensemble se décompose en trois parties : d’abord un désaveu de la prière ostentatoire et prolixe (versets 5-8), puis le texte du Notre Père (versets 9-13) ; enfin, versets 14-15, un commentaire de la dernière demande du Notre Père.
Pour mieux saisir la portée de la leçon, il faut évoquer la synagogue du premier siècle. Le jour du sabbat, on s’y réunit surtout pour écouter la Parole de Dieu. L’office s’ouvre par quelques bénédictions plutôt sobres dont le Notre Père suggère le style. Ainsi, la synagogue n’était pas le lieu de prières interminables. Bien des Juifs critiquaient sans doute aussi ceux qui profitaient de cette assemblée pour étaler leur dévotion, par exemple en se tenant ostensiblement debout quand les autres étaient assis. Chez les chrétiens, Matthieu ne condamne pas la prière commune, mais l’ostentation de certains. Le dialogue intime qu’est la prière personnelle exige le tête-à-tête, « au fond de ta maison ». Toute tentative pour se gagner une réputation par la piété se voit alors condamnée comme une déviation.
« Quand vous priez… » : le verset 7 revient au pluriel, visant à la fois la prière personnelle et la célébration commune. Or, au temps de Matthieu, la synagogue connaît une sorte de réforme liturgique : on récolte les formules de prières en usage ici et là ; du coup, les bénédictions de la synagogue commencent à s’allonger. Y a-t-il alors une concurrence entre les synagogues et certaines Eglises… à qui priera le plus longuement ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, l’évangéliste s’en prend à la prière verbeuse que l’on prêtait aux religions païennes. Celles-ci sont prises ici comme un contre-exemple caricatural. On ne s’arrête pas sur la valeur de l’expérience religieuse de certains polythéistes ; l’essentiel est d’inviter à la sobriété. Certes, le Nouveau Testament recommande la prière incessante et insistante ; pourvu, cependant, qu’on n’oublie pas le visage d’un Dieu Père. Ce Dieu attend notre prière, non pas pour s’informer, mais pour que nous nous mettions en état de recevoir, dans la confiance filiale. Le Notre Père se présente alors comme la prière clé, tant personnelle que communautaire.
Références des textes : Livre du prophète Joël II, 12-18 ; Psaume L (LI) ; Deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens V, 20 – VI, 2 ; Evangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu VI, 1-6.16-18