Paroisse Saint Loup


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Jeudi Saint

28 mars 2024 église Saint Jean-Baptiste, Vif

Le geste du Serviteur

Ce soir, Jésus nous le redit : « C’est un exemple que je vous ai donné » (Jean XIII, 15) et « Faites cela en mémoire de moi. » Nous devons nous laver les pieds les uns aux autres. Jésus nous a aussi commandé de célébrer l’Eucharistie. Ces deux actions – se laver les pieds les uns aux autres et célébrer l’Eucharistie – sont très expressives, ce sont des « paroles » en actes. Et ces « paroles » constituent le testament de Jésus, les instructions qu’il nous laisse. Dans ces deux gestes, dans ces deux actions, Jésus a en quelque sorte résumé une fois encore tout ce qu’il veut nous dire, ce qui est important pour lui, ce qu’il voudrait nous confier, comme un dépôt sacré. Dans ces deux gestes, il s’est mis tout entier et il veut qu’aujourd’hui, nous prenions le risque de nous laisser toucher au cœur par eux ; c’est en effet par ces gestes que Jésus peut nous rencontrer, et il veut que nous les renouvelions, et pas seulement de façon extérieure. Ce soir, bien sûr, de façon extérieure, ce sera un rite ; mais il faut qu’en nous ces gestes deviennent chair et sang, qu’ils transforment notre vie, au point de rendre vrai ce que Jésus dit un peu plus loin dans l’évangile d’aujourd’hui : « Heureux êtes-vous si vous le faites. » Jésus veut que nous ayons à cœur de les renouveler afin qu’ainsi nous puissions être heureux, trouver la joie qu’il veut nous donner, précisément en cette nuit qui précède sa Passion.
Cela se passe pendant un repas, mais ce repas de fête, pour une fois, n’est pas un repas joyeux, car les apôtres savent – Jésus le leur a dit – qu’il leur fait ses adieux, qu’un destin tragique l’attend. En cette heure, donc, pèsent la tristesse et la crainte de ce qui va arriver. En cette heure où règne non la joie mais l’accablement, soudain Jésus se lève et « il dépose ses vêtements » (Jean XIII, 4), ses vêtements de fête. Il se trouve alors en simple tunique, son vêtement de dessous, devant ses apôtres, il prend un linge et de l’eau, et il commence à leur laver les pieds.
« Il dépose ses vêtements ». Dans son évangile, saint Jean nous laisse pressentir que le fait que Jésus ôte ses vêtements est, dans un sens, une préfiguration de ce qui se passera le lendemain, lorsqu’on lui volera ses vêtements et que lui se retrouvera nu devant la foule des badauds moqueurs, avant d’être crucifié. « Il dépose ses vêtements ». Le vêtement est une protection, c’est aussi un signe de dignité. Nous savons à quel point les gens souffrent de ne pouvoir se couvrir correctement lorsqu’ils sont pauvres, miséreux, sans abri. Lorsque l’on ne peut plus s’habiller décemment, c’est une sorte d’aliénation, une perte de dignité. Nous sommes un certain nombre ici à savoir ce que l’on ressent lorsque l’on se retrouve tout à coup à l’hôpital, dans la chemise de nuit réglementaire, un malade quelconque parmi d’autres malades, privé de ses vêtements.
Mais, en même temps, ce que va vivre Jésus au jour de sa Crucifixion, c’est aussi l’expérience que, dans cette dépossession, nous devenons tous égaux. Alors, les différences de statut et de rang social disparaissent – des différences qu’exprime aussi notre façon de nous habiller. Alors, nous sommes tous égaux et plus rien ne compte de ce que nous étions auparavant aux yeux de la société : seul compte encore ce que nous sommes réellement devant Dieu et les uns vis-à-vis des autres ; alors, nous valons ce que vaut notre cœur.
« Au soir de notre vie, dit saint Jean de la Croix, nous serons jugés sur l’amour ». Non pas sur la position que nous occupions dans la société, non pas sur la splendeur de nos vêtements, mais sur l’amour que nous avons au cœur. « Jésus dépose ses vêtements », et il commence à montrer à ses disciples ce qu’est sa voie : c’est le chemin qui s’achève à la Croix. Il se dépouille lui-même, il se fait pauvre devant eux et, à leur grande surprise, il se penche, il s’agenouille devant eux et leur lave les pieds.
Que signifie ce geste par lequel il se dépossède lui-même, par lequel il s’humilie devant eux ? Il veut atteindre leur cœur, il veut toucher leur cœur et le nôtre. Un peu plus tard, il leur dira : « Je ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle amis » (Jean XV, 15). Mais cela ne sera possible qu’après qu’il leur aura lavé les pieds. « Il faut que l’amour s’abaisse », a dit la petite Thérèse. Quant à Pierre, il est désarmé, et l’on ne peut que l’aimer pour sa réaction spontanée, pour le mouvement de son cœur, qui exprime si directement ce qu’il ressent, car il ne comprend pas. Comment peux-tu, toi qui es le Seigneur et le Maître, te comporter avec nous en esclave ? Comment peux-tu, toi, le Maître admiré et révéré, toi qui es le Messie, comment peux-tu nous laver les pieds ? Jamais !
Rappelons-nous : à Césarée de Philippe, il avait déjà dit : « Jamais ! » (Matthieu XVI, 22). Il venait de confesser : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Matthieu XVI, 16) ; puis Jésus avait annoncé qu’il devait souffrir. La réaction de Pierre avait été un « jamais » catégorique : « Cela ne t’arrivera jamais. » C’est alors que Jésus l’a rabroué, plus sévèrement qu’il n’a jamais traité un autre disciple : « Passe derrière moi, Satan ! » (Matthieu XVI, 23), tes pensées sont celles des hommes, non celles de Dieu. « Toi, me laver les pieds ? Jamais ! » (Jean XIII, 6). Il est heureux que l’évangile nous ait conservé cette spontanéité de Pierre : ainsi, nous pouvons nous retrouver en lui et découvrir à quel point nous-mêmes nous n’acceptons pas que Jésus s’abaisse devant nous. Pouvons-nous comprendre cela ? Pouvons-nous comprendre que Dieu nous lave les pieds ? « Tu comprendras plus tard » (Jean XIII, 7), dit Jésus à Simon Pierre. Oh oui ! Il comprendra plus tard, mais seulement après une amère expérience : lorsqu’il aura lui-même trahi son Maître vénéré, en jurant : « Je ne connais pas cet homme » (Matthieu XXVI, 72). Jésus l’a regardé, et il est sorti en pleurant ; alors il a compris. « Tu comprendras plus tard ». Pourquoi Dieu s’est-il fait si petit ?
« Si je ne te lave pas les pieds, tu n’as pas de part avec moi » (Jean XIII, 8). Si Jésus ne nous lave pas les pieds, il n’a plus de part avec nous. Si nous n’acceptons pas qu’il s’abaisse devant nous, qu’il nous montre son amour au point qu’il se fasse petit devant nous, alors nous ne pouvons pas compter parmi ses amis. L’amitié implique nécessairement la réciprocité, et Dieu veut être pour nous un ami : c’est pourquoi il se fait petit devant nous. Il veut qu’entre lui et nous s’établisse la communion, l’amitié. « C’est un exemple que je vous ai donné », dit Jésus. Rien ne peut autant toucher le cœur de l’homme que de venir comme Jésus vient à nous dans le lavement des pieds.
Un jour, le Patriarche Athénagoras de Constantinople envoya un émissaire à Paul VI, à Rome, pour lui transmettre un message dans lequel il exprimait de façon toute particulière son rapprochement avec Pierre, avec le Pape ; c’était donc un geste de bonne volonté et de rapprochement dans le cadre des relations entre chrétiens séparés. A la complète surprise de son entourage, Paul VI s’est soudain agenouillé devant l’émissaire du Patriarche et lui a embrassé les pieds – le Pape s’agenouillant devant un hôte pour lui embrasser les pieds ! Les témoins de la scène en furent tellement abasourdis que, le lendemain, le journal officiel du Vatican n’a pas osé la relater : ils n’ont sans doute pas su comment relater cet événement. Il reste que ce geste du Pape a certainement plus fait pour le rapprochement entre chrétiens que bien des discours, documents ou autres réunions.
« Vous vous laverez les pieds les uns aux autres » (Jean XIII, 14), cela signifie : soyez les serviteurs les uns des autres. Chacun doit accorder à l’autre plus d’estime qu’il n’en a pour lui-même selon saint Paul. Rien ne peut autant toucher le cœur de l’homme qu’une telle humilité, qu’une telle humiliation. Jésus veut que les disciples adoptent cette attitude les uns vis-à-vis des autres. Bien sûr, les discussions, le dialogue, tout cela est important ; mais il est plus important encore que nous acceptions de nous laver les pieds les uns aux autres.
Ce qu’a fait Jésus en lavant les pieds de ses disciples, il le fait encore au cours de la Cène. Il prend du pain et du vin, les donne à ses disciples, en disant : « Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang, livrés pour vous ». Chacun de ces gestes s’inscrit dans le temps et dans l’espace : Jésus donne son Corps et son Sang en partageant le pain et en offrant le vin. Il ne donne pas n’importe quoi : c’est lui-même qu’il donne. Ce geste a aussi provoqué protestations et contestations et il a été souvent fort mal compris. Rappelons-nous : dans la synagogue de Capharnaüm, beaucoup furent outrés d’entendre Jésus affirmer : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi » (Jean VI, 56). A ce moment-là, un certain nombre de ses disciples ont dit : c’est insupportable et ils sont partis sans jamais revenir. Jésus a alors demandé à ses apôtres : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jean VI, 67). Et Pierre répondit : « A qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jean VI, 67-68).
Aussi dures à entendre que nous paraissent ces paroles, il nous faut croire que ce petit morceau de pain et ces quelques gorgées de vin bues au calice sont bel et bien le Corps et le Sang du Christ, donnés pour nous. Mais il est probable que nous ne comprendrons ce mystère, que notre cœur n’en percevra la portée que lorsque nous serons disposés à nous laver les pieds les uns aux autres. Aussi longtemps que nous ne dépouillerons pas de nos beaux habits tissés d’orgueil, de vanité et de présomption, nous ne pourrons pas accepter que Dieu se fasse si petit et se donne à nous dans sous cette si humble apparence.
Prions le Seigneur pour que ces deux actes se gravent profondément en nos cœurs et pour que nous puissions éprouver la joie par lui promise : « Heureux êtes-vous si vous le faites. C’est un exemple que je vous ai donné » et « Faites cela en mémoire de moi ».

Père Thibault NICOLET

Références des textes : Livre de l’Exode XII, 1-8. 11-14 ; Psaume CXV ; Première Lettre aux Corinthiens XI, 23-26 ; Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean XIII, 1-15